Citations de lectures

"Il n'y a pas d'histoire de France. Il n'y a qu'une histoire de l'Europe." Marc Bloch
"Il n'y a pas d'histoire de l'Europe, il y a une histoire du monde." Fernand Braudel

Civilisation : "Ce qui, à travers des séries d'économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu'à peine et peu à peu infléchir." Fernand Braudel

vendredi 18 février 2011

La mixité dans l'éducation

Compte-rendu de lecture: Rogers, Rebecca (dir.) La mixité dans l'éducation : enjeux passés et présents. Lyon : ENS Éd, 2004. 238 p.


La plupart des sociétés occidentales vivent la mixité des sexes dans l’éducation comme un fait à peu près évident depuis sa généralisation dans les années 1960. Ce n’est que récemment que l’émergence d’autre réalités, comme la violence à l’école, ou une plus grande circulation des chercheurs entre les pays a conduit à la naissance d’un débat sur ce qu’est la mixité, parfois aussi appelée coéducation dans d’autres traditions nationales, et surtout sur sa contribution à l’égalité des sexes, objectif théorique et pratique des sociétés démocratiques contemporaines. Fruit d’un colloque ayant eu lieu à l’université Marc Bloch de Strasbourg, La mixité dans l’éducation, est un ouvrage collectif dirigé par l’historienne de l’éducation américaine Rébecca Rogers. Il porte sur différentes traditions nationales et part d’une approche largement pluridisciplinaire avec l’ambition de donner un cadre historique et sociologique solide au débat sur la mixité dans l’éducation. Celle-ci se définit très concrètement comme éducation en commun, dans la même salle de classe et avec des standard éducatifs identiques quel que soit le genre, lequel se définit à la fois comme sexe social et comme le produit d’un rapport de domination construit entre les sexes.

L’ouvrage est divisé en quatre parties et encadré par une préface et une postface. La première partie met en place le cadre conceptuel, les trois parties suivantes s’intéressent à l’enseignement supérieur, à l’enseignement secondaire et enfin au monde professionnel. Au cœur de sa préface, Geneviève Fraisse pose l’enjeu du débat : la légitimité de la mixité n’est pas en question, mais ce qui est en question, c’est l’ampleur de sa contribution à l’objectif d’égalité des sexes et donc à la démocratisation. La mixité dans l’éducation est conçue comme un moyen parmi d’autres (comme la parité) pour atteindre cet objectif.

Par la suite, dans une première partie, Rebecca Rogers et Michelle Zancarini-Fournelle, historiennes, posent les questions fondamentales du débat et en définissent les termes principaux. Dans cette partie introductive, le débat est soigneusement placé dans le contexte des études sur le genre, fortement développées aux Etats-Unis (avec la référence canonique à l’article de Joan Scott de 1986 dans l’American Historical Review) mais également vivace en Europe et en France (référence aux travaux de la sociologue Danièle Kergoat). Les débats en cours sur la mixité ne peuvent se passer d’un éclairage universitaire interdisciplinaire qui lui fournisse des bases solides. Cet ouvrage repose sur une compréhension complexe de l’interaction entre éducation et société, prenant en compte de multiples facteurs qui font qu’une mesure aussi révolutionnaire en son genre que l’introduction de la mixité dans les lieux d’enseignement n’a pas forcément l’effet escompté. Le chapitre de Michelle Zacarini-Fournelle s’intéresse plus précisément aux catégories utilisées par, et débattues au sein de l’Éducation nationale depuis 1882 jusqu’à 1976. La coexistence des filles et des garçons est une pratique en réalité très ancienne dans l’école en France. Le débat commence réellement sur la coéducation des sexes au XIXe siècle, puis se poursuit après 1918 avec l’introduction de l’idée de la gémination (enseignement au primaire par classes d’âges et non selon les sexes), pour finalement prendre en compte la notion de mixité très tardivement, longuement après son application effective, pour des raisons principalement budgétaires dans un contexte de massification de l’enseignement.

La seconde partie (Natalia Tikhonov, Christine Myers, Nathalie Hilleweck, Elke Kleinau) se concentre sur la mise en place de la mixité dans l’enseignement supérieur en Suisse, en Ecosse, dans l’université allemande et dans la recherche scientifique allemande. Pour le cas de la Suisse après les années 1860, pionnière paradoxale en la matière, le rôle des étrangères (russes en particulier) est fondamental. Ce cas montre aussi que la formation de haut niveau ne donne pas un accès égal aux professions. L’étude du Queen Margaret College et de son rattachement à l’université de Glasgow en 1892, enrichie par une étude de caricatures, montre la complexité du problème de l’introduction de la mixité dans l’enseignement supérieur écossais. Christine Myers fait une micro-histoire de l’entrée des femmes dans l’enseignement supérieur, étant très attentive aux conditions socio-économiques, aux représentations, à la balance entre les sexes, à la question matrimoniale (soupçon assez systématique envers ces pionnières dans l’enseignement supérieur), etc. L’étude de l’introduction de la mixité dans l’université allemande, au travers du cas de l’université de Strasbourg, illustre le développement d’études similaires en Allemagne. Enfin l’étude par Elke Kleinau des femmes dans la recherche en sciences est un apport biographique précieux qui permet de mettre en lumière l’accès différentiel mis en place dans le système universitaire et de recherche allemand, la mixité modifiant les lignes mais ne réduisant pas l’inégalité et ne supprimant par les préjugés sur la moindre capacité supposée des femmes.

La troisième partie (par Rebecca Rogers, Marie-Jeanne Da Col Richert et Mineke van Essen) se penche sur l’enseignement secondaire, nœud de friction fondamental en matière de mixité. En la matière, les Pays-Bas sont les pionniers (1871). Les autres Etats d’Europe résistent parfois longtemps avant une généralisation dans les années 1960-70. Rebecca Rogers rend compte du cas français où la mixité est largement un impensé et où les normes masculines s’imposent dans et hors de l’école pour modeler le débat ou son absence. Des destinés conçues comme séparées impliquent une éducation sinon séparée, du moins différente. Le chapitre de M-J. Da Col Richert est consacré à l’Irlande, pays où l’influence de l’église catholique bloque longtemps le débat et l’application d’une mixité dans le système d’enseignement public. A des considérations de sexes, s’ajoutent des considérations sociales puisque avant les années 1960, le secondaire reste réservé à une élite. Enfin le chapitre de M. van Essen étudie le lieu unique de débat sur la mixité aux Pays-Bas : l’éducation physique, finalement rendue mixte dans les années 1980 sur fond de débat sur la féminité.

La dernière partie se concentre sur la mixité dans le monde professionnel. Marlaine Cacouault-Bitaud analyse la mise en place de la mixité au sein du personnel d’encadrement et d’enseignement dans l’Éducation nationale. Elle montre une sexuation des postes et des positions hiérarchiques. Cette contribution est précieuse car elle met en évidence l’importance d’analyser non seulement la mixité des élèves, mais aussi celle des autres acteurs de l’éducation. Roland Pfefferkorn analyse statistiquement les tendances sur le marché du travail, partant du constat de l’échec partiel de mesures politiques visant à promouvoir la mixité professionnelle, échec qui est attribué à l’idéal de remplacement des hommes proposé aux femmes, sans qu’un discours inverse soit développé. Enfin, Michèle Ferrand montre un effet paradoxal de l’introduction de la mixité à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm par la fusion avec celle de Sèvres, initialement réservée aux femmes, ayant produit des générations nourries de femmes scientifiques de haut niveau. Après la fusion, le nombre de femmes scientifiques chute dramatiquement. Pourtant le constat est également celui d’une plus grande liberté des femmes vis-à-vis de la définition sociale de la réussite. En contrepoint, la postface, par Sirid Metz-Göckel, analyse la mise en place d’une Université internationale des femmes en marge de l’exposition universelle de 2000, montrant le retour de l’idée d’une séparation des enseignements par la création d’un espace réservé.

Cette étude substantielle de la mixité dans l’éducation est une collection de contributions qui, de manière générale, prennent la mixité comme un acquis légitime indiscutable en principe. Seule la postface semble indiquer l’existence d’un espace non-mixte en faveur des femmes qui puisse être positif dans l’objectif d’égalité entre les genres. La pluralité dans ces contributions tient plutôt à la diversité des approches, des lieux et des niveaux étudiés. La variété des terrains et des instituts de recherche des contributeurs est également un facteur enrichissant, montrant la vivacité d’une recherche européenne sur le genre qui ne dépend pas du foisonnement américain, alors même que la contribution américaine est présente. C’est une étude qui tente d’intégrer le maximum de dimensions du problème de la mixité de l’éducation, dans son rapport avec le milieu social, les stratégies, l’inertie des institutions, l’influence des facteurs religieux et culturels. Même si le cœur de l’actualité du débat sur la mixité, lié à une intégration réellement ou prétendument difficile d’élèves issus de traditions religieuses différentes (caricaturé par la trop fameuse « question du voile »), n’est pas vraiment abordé, sauf dans l’article sur la mixité dans l’éducation physique aux Pays-Bas, c’est un ouvrage qui répond assez fidèlement aux objectifs proposés en introduction.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire